La Cicatrice Intérieure
de Philippe Garrel, 1972
La réalité n’est pas réelle, mais une hallucination de la pensée. D’où le monde.
La proposition du geste artistique dans son essence est une suspension, voire une dissipation de la pensée réflexive. Ce geste convoque le silence.
Être-là, le corps assis sur un canapé de cuir orange. Dès la première image de la séquence qui ouvre La cicatrice intérieure, l’ensemble de mes perceptions se concentre en un seul faisceau d’attention, le souffle raréfié devant ce qui, de moi, par la magie du voir et de l’entendre, vient d’effusion jaillissante.
En plein désert, un homme au loin rejoint lentement une femme assise au premier plan, au bord d’un mince sentier bordé de vallons. Sans un mot il s’approche d’elle, la saisit par le haut des bras et l’emporte dans sa marche en avant, tout en continuant à regarder régulièrement derrière lui, derrière eux comme si… « Where are you taking me ? » lui demande faiblement la femme. Aucune réponse ne sort de la bouche de l’homme. Longtemps on voit marcher ainsi leurs deux corps en silence, côte à côte, – lui ne desserrant pas l’étreinte de ses bras sur elle -, puis disparaître lentement au loin, prolongeant cette seule ligne jusqu’à sa perte. Lui, silhouette élancée aux longs cheveux noirs, élégamment vêtu d’un gilet (sur chemise blanche) et d’un pantalon très moulants en cuir brun clair. Elle, grande, belle et magnétique silhouette aux longs cheveux roux, drapée comme à l’antique dans une robe écrue très ample, en coton ou en lin. Instantanément dans cette nudité extrême du décor, on sent l’interminable de leur marche. L’errance sans issue. Et ce contraste saisissant de la jeunesse de leurs corps déjà trahie par l’immémoriale tragédie du « deux ».
Car avant même que nous saisisse la première image du plan suivant, c’est le son des larmes qui nous parvient de cette femme que l’on retrouve assise, exténuée à même le sol de ce désert intemporel, une main encore dans celle de l’homme, debout, toujours aussi mutique, le regard détourné d’elle, fixé plutôt sur l’horizon, le visage fermé, comme indifférent, voire résigné, lui « l’homme ». Pleurante, suppliante, convoquante jusqu’au ciel de lumière mouvante qui tisse à l’instant l’étoffe des roches au loin, du sable là, des chairs en tube d’eux à deux. La lumière, c’est l’émouvant qui fonde le visible des masses de l’espace, texturant l’espace de ses volumes à perte de vue. Le son de l’espace, le vent. La musique au fondant et mordant des images. Perspective des plans, construite par les yeux de la pensée.
Elle est à bout, au bout d’elle-même, de lui, de se vivre enchaînée au tragique mirage de se croire unis à deux et de marcher « ensemble ». Éplorée elle l’interpelle en anglais, implore son aide. En vain. Ses hurlements de désespoir restent sans réponse. Brutalement il finit par retirer sa main de la sienne et à s’éloigner d’elle d’un pas décidé. Vision d’un homme seul au désert de sa marche. Puissance dramatique d’une voix féminine sur fond d’harmonium Lorsque ses pas enjambent soudain le corps de la femme, on réalise d’un coup qu’il vient de décrire un grand cercle autour d’elle, qu’il recommence, toujours sans un mot, et que tout cela s’est effectué par la magie d’un seul plan-séquence ! De la ligne droite à la courbure de la répétition de l’entre-deux. La crosse des sables au froid du rapport construit les isolements de peaux. La masse noire des cheveux, le visage des yeux vers les pieds. La densité aveugle des nuages borniolant la vive clarté du bleu soleil. La durée du plan se fait très rapidement l’octroi. La sensitivité émerge des mailles de la temporalité de la pensée de ses blocs sur pieds de passé, les papiers froissés de l’attente, le futur narratif se crashe là, net. La durée du mouvant se fait très rapidement l’octroi, se fait or de l’émouvant en son immuable émerveillement concentré d’être-là. Qualité concentrique du point-ligne-plan vibrant de l’image. La figuration réalise, en soi, son innommable, son ab-straction nominale. Saisie dans la fleur, son cœur : l’énergie de la sensation pleine. La lenteur des plans, l’interminable de la répétition des cercles de lui autour d’elle confère à la circonférence son altière révérence. Ainsi la courbe de l’œil se signe en onde sonore jusqu’au frémissement de n’être d’aucune géodésie possible. Seule la géognosie psychique des sensations jusqu’à l’idée pure exulte. Le plan de l’image est la sonde d’une autre géométrie. Géomancie ?
Travelling. Voyage. Être dans le glissement de la saveur du regard qui se déplace sans se mouvoir. Magie des images du rêve duquel il est impossible d’extraire le sens. Le sens de la marche. Le cinématographe de la rêverie consciencieuse et hypnagogique de désenvoûtement de l’identification à la pensée d’un « je », au mirage d’un « moi ». Le dormant de l’onde mentale des images et de sons désire toujours garder clos le Regard et l’Entendre. Mais ici, tout le dispositif, la grammaire de cet acte cinématographique, permet de s’acquitter du « geôlage » des perceptions. Quand le geste est généreux : l’Art !… : l’évasion immédiate de la geôle narrative pour quiconque ne s’oblige pas à rester le croyant superstitieux d’une culture narcotique de fictions à dormir debout, pris dans les vapeurs du sommeil, cette toile arachnéenne où la pensée consensuelle du prêt-à-histoires fabrique ses cadavres !
Dans l’espace à deux dimensions de l’écran, l’homme et la femme plongent dans le bain de révélation qui, par concentration, découvre alors le pur volume, l’énoncé augural seul des figures n’ayant plus de genre, voire d’espèce… La lumière se fait plus ou moins intense, ouvre les masses puis les referme. Les ombres dépècent. Selon leur déplacement, les nuages, étranges volumes volatiles, diffusent, précipitent les blancs, les gris. Les tonalités de l’accordéon de la lumière chantent en escalier ascendant ou descendant…
Puis : variation de la lumière/coupe. La coupe, abîme de l’entre-plan, passage à l’œil autre, autrement, dans une composition de la même femme et du même l’homme marchant à nouveau ensemble, à quelques pas l’un derrière l’autre, mais cette fois sur le chemin d’un désert de glace. Le dispositif de la caméra en travelling arrière, avec ces deux corps qui viennent vers moi, entre dans ma vie au souffle court. Immobile dans cette concentration, j’éprouve le mouvement de la marche. Je vois et je suis ce qu’est le fait de marcher dans un corps. J’éprouve rapidement ce qu’est la graphie du mouvement et je vogue immobile dans ce flux d’images qui n’est qu’une seule image du flot d’un fleuve.
En simultanéité me touche et me parle toujours plus ce qu’est la relation de toutes nos relations. Proches l’une de l’autre, les figures de l’homme et de la femme marchent le ressassement. Elle, à quelques pas derrière lui, dévidant l’intarissable récrimination envers celui qui semble avancer à reculons dans l’absence de lui. Sa lassitude, sa résignation, son refus. Forme vide. Dans la distance du malentendu, ils marchent en ma présence-témoin, et cet écart entre leurs corps et leurs psychés isolées me renvoie à la vision immédiate de deux lignes parallèles vouées à ne jamais à fusionner, malgré ou à cause de ce désir qui crie ou se clôt dans le mutisme. Voir en direct cette tragédie de notre humanité divisée en formes qui précisément ne se comprend pas malgré les « outils » pour communiquer.
Travelling arrière. Elle, parlante, gesticulante, implorante, toujours, derrière lui. Contraste. Trait pour trait. « Œil pour œil dent pour dent » semble dire le rac-cord. L’accro. L’addiction au confluent du « deux ». L’inéluctable du séparé qui se déplace dans l’unique spatialisation de l’étendue d’un blanc-gris à perte. Elle, avec sa chevelure rousse, sa grande robe écrue et le rosé de sa chair, lui dans son ensemble brun clair moulant. L’ample et le serré. Arrière, l’arrière. Lui au devant vient vers… Moi ? Leurs pas crissant dans la neige glacée. Le vent. Musicalité de l’écart au cœur du transport de l’image de-venant texture de mirage, évaporation de buée dans l’œil. L’énigme chute puis s’envole…
Ce dépouillement du dispositif m’a offert une pénétration dans la vision d’avant les yeux. Je voyais mes deux yeux percevoir l’espace sauvage des perspectives et les à-plats de l’image et l’émerveillement des corps dans cet espace qui marchent. L’éblouissement du mouvant pur. Voir la perception hypnotisée par le pur mouvement des corps et du déplacement de la caméra. Déplacement de la vision qui reste immobile. Ce n’était plus de l’hypnotisme mais un passage fascinant de décrochage des perceptions pour la vision-immobile. Là, un nouvel espace se dévoile, la 3ème dimension dans un représentation à deux dimensions. L’écran. L’écran s’ouvre. Cette 3ème dimension, c’est de se découvrir voyant du percevant et de la chose perçue. Libéré du souci narratif il y eut une fusion réflexive des yeux percevants et du contenu de la vision des yeux au devant, ce qui fit émerger le goûter de l’essence du mouvant interne par l’image et les sons, ressuscité autrement. Le son de l’image fut d’une très grande finesse car c’est le son de l’espace de la vie élémentaire qui bruit du vent des pas de l’image qui s’élance dans mon cœur. Un son interne à l’image interne au son.
J’ai voyagé ainsi immobile sur mon fauteuil orange en pleine naissance à chaque instant dans l‘émouvant des corps en mouvement, en dynamique interne du pas, du geste, du geindre et de la résignation tragique. Une innocence du regard. L’aube de la perception sans cause d’une histoire à comprendre, juste ajustée à la bonté des cadres, les cieux changeants en lumière dans la temporalité du plan. Une palette des fragrances de la lumière sur les volumes.
Écrire. Les mots sont les hiéroglyphes de la pensée en travelling d’immersion dans le puits d’où re-monte l’eau lustrale du miroir de l’expérience de désenvoûtement qui, par le son des mots et des images, réitère la vigueur centrifuge et centripète du concentré d’être-là – devant et dans l’écran, ou la page. À même l’approche, le voyage sans but qui libère des attentes vomitives du savoir en boucle des intrigues. Variations. Les variables du travelling dans l’espace-de-soi à dimensions, sans dimension. Sommeil. Les étages, les couches du… Le rêve des gouffres, de l’inerte. Les rêveries de la re-montée jusqu’à s’abstraire littéralement du sommeil mental pour voir et entendre au grand large ce que fonde la ligne en tant que tige dans la rosée kaléidoscopique de l’émerveillement non interprétant l’un à l’une –littéralement –, à l’aune d’une pseudo-réalité filtrée par la traçabilité cervicale de la cage à penser en rond de cuir d’homme. Les fourches caudines du « cinéma », cette cocaïne du pauvre…
Elle, sans nom dans la neige bascule, s’écroule au chaud de sa crise sur la glace, le froid du tissu au contact. Se dé-mène à terre, hurle encore en anglais, invoquant le ciel de ses bras levés, tandis que l’homme muet continue de s’avancer au devant du regard, comme éteint, indifférent – semble-t-il !? jusqu’à s’agenouiller en levant lui aussi les bras vers le ciel, et s’effondrer à son tour sur la glace. Travelling arrière. Les deux corps du « deux » effondrés sur la glace. On aperçoit toujours la femme au loin, telle un scarabée renversé qui se dé-bat de ses quatre lignes en chair articulées d’os et de rotules, avant de se fondre, presque invisible, dans la courbe blanche du chemin glacé. Car j’avance et la quitte. S’efface. Abîme. Mais me transporte en mon geste intérieur, et continue de la sentir au contact à travers les sons déchirants de son inconsolable détresse. Lenteur et longueur d’une fluidité merveilleuse me saisissent au point le plus intime de me sentir assis-là sur ce canapé, dans mon salon, de plus en plus conscient de ce corps capté et délivré. Cause/effet /cause – Métonymie des positions. Le canapé est assis sur la chair d’homme à rebours…
Durant toutes ces scènes, une division de l’attention souveraine se déploie jusqu’à devenir le découvreur du premier pas sur la terre, jusqu’à découvrir l’éblouissement des variations de la lumière sur le paysage, avec ses montagnes à l’arrière-plan de cet homme et de cette femme qui se rapprochent, se repoussent et s’éloignent. L’air aussi est palpable à travers les mouvements qui agitent leurs cheveux et leurs vêtements, mais surtout à travers la bande son qui restitue la fréquence d’un souffle permanent. La texture audiovisuelle devient palpable jusqu’au grain de la pellicule. Le grain de la pellicule chez Philippe Garrel vibre, vit comme je ne l’ai vu nulle part ailleurs. Ce fut encore plus frappant dans le noir et blanc de Liberté, la nuit, film plus classique par sa narration, et qui m’aura ému par la vie, le mouvant et l’émouvant des grains de la pellicule dans quelques plans. C’est bien la première fois que la texture de la pellicule, par sa vibrance dans un espace narratif, me toucha bien plus que l’histoire !
Revenant à La cicatrice intérieure, il faut aussi évoquer l’espace colorimétrique avec la teinte des chairs qui caressent les yeux au point de les embrasser par un fourmillement de pigmentations tactiles. Pigments des cieux avec leurs nuages, les roches, le sable… Oui, l’espace de la couleur dans son nuancier harmonique participe de la saveur d’ensemble de soi.
Plus loin. Le désert à nouveau. La femme rousse assise sur un cheval brun, immobile, au milieu d’un grand cercle de feu, avec, au premier plan, un enfant vêtu de blanc et de bottes noires et brunes, la tête tourné vers elle. Puis l’enfant, lanière en main, décidé, guide un cheval blanc, maigre, gracieux d’abandon, monté en amazone par la femme rousse. Interminable marche ponctuée dans ses lignes par des buissons en feu. Des pointillés ? Ligne discontinue qui se fait traits. Et ces chevaux ! J’ai vu des chevaux marcher comme je n’en avais jamais vus. J’ai pu contempler les deux jambes de l’enfant et les quatre pattes du cheval, et ces lignes pointillées par le feu dans le désert de la marche ! Marcher par les feux est devenu possible ! Quelle beauté que ces jambes à deux ou à quatre qui avancent indéfiniment dans l’espace l’un après l’autre… Ne percevoir que cela, sans désirer autre chose que cette marche de l’enfant et du cheval. J’ai vu comment se synchronisent les pattes du cheval, l’enfant, le bras, le port de tête, selon un rythme venu d’ailleurs que la machine mentale. Le mouvement concret de corps en déplacement s’est révélé. Jamais vu. (Tendance à figer le mouvant dans le descriptif de l’analyse). L’équilibre/déséquilibre qui fonde la marche à deux ou quatre pattes. Voir les yeux percevoir : voilà l’aube des formes qui se dessinent dans leur existence immédiate à couper le souffle des pensées, des catégories du spasme hallucinatoire de l’espace/temps. C’est ainsi qu’à partir du geste cinématographique s’ouvrent le voir et l’entendre d’avant les yeux et les oreilles, voir et entendre en une sensation unifiante d’un seul « la » au diapason des possibles !
Toutes les séquences qui vont suivre dans des espaces sauvages de grottes, de vallées et de montagnes auront la même puissance de dépouillement et de concentration lyrique :
Un chemin de pierres escarpé entre des montagnes. L’été. Au loin, un troupeau de chèvres et de chevreaux. La femme à la chevelure rousse est encore à l’avant plan dans sa robe écrue, à un croisement au bord du chemin. Lente avancée du troupeau. Un chien ? Une silhouette d’homme, du même homme avec une coupe de cheveux longs et noirs coiffés différemment. Le vent. Les paroles en anglais, parfois en allemand, de la femme ne me sont toujours pas compréhensibles, mais les inflexions de sa voix continuent de sonner énergiquement le tragique de sa souffrance hurlante, lancée comme vers toute l’humanité. A mesure que s’avance le troupeau on découvre que l’homme s’est fait pasteur. Le troupeau se rapproche d’abord d’un cavalier-messager blanc assis sur un cheval blanc immobile, drapeau blanc à la main, un peu plus loin, de l’autre côté du chemin. Lorsqu’il arrive enfin à sa hauteur, l’homme-berger se tourne en silence vers la femme pour lui remettre un petit chevreau dans les bras, puis continue à user de sa canne pour conduire le troupeau, tandis que le son guttural de la femme et la puissance lyrique de l’harmonium emplissent tout l’espace. Lorsque la musique s’éteint, on n’entend soudain plus que le bêlement des chèvres et des derniers chevreaux qui peinent sous le soleil. L’attente des mères. L’ancrage dans le soleil des roches du mouvement vers. Vers. Vers.
Un vent rafraîchissant au tout début du plan suivant annonce la prochaine scène. Les herbes du vert. L’élan des panses vides en marche vers elles. Longues herbes vertes sous le bleu clair du ciel. La lumière spacieuse frappe en faisant sonner les lignes et les teintes qui matricent et matérialisent les formes éclairées. Aimer dans l’espace ce vert pâturage pour les corps à quatre pattes, au pelage frisé des chèvres bêlantes, hurlantes. Croquantes ruminations macérant le sens, les directions de la sensation de soi en immersion. Coupe perd le plan et passe. Saut dans une autre topographie de la métonymie cinématographique pour une kinescopie idéative de la sensation de soi qui s’intensifie par le plan du regard, l’espace vibratile du son de la voix, des éléments. C’est l’épure, la suspension d’un œil jusqu’à l’esquisse des tendances, des éclairements sur des volumes.
Lorsqu’apparût ensuite l’homme nu sur une plage, sortant d’une frêle embarcation venue de l’océan, muni de son arc noir, et cette magnifique ligne faite par son carquois sur son torse et son dos, je fus restitué encore à ma nudité dans l’univers, ému de sentir vibrer si directement dans mon œil la vulnérabilité et l’audace que nous sommes ici pour survivre – aussi nus – dans ce monde en guerre. La guerre du deux.
Puis la flamme dans la nuit, dans ses mains, aux abords d’un volcan, la lave, cet homme nu, différent du premier, ce chasseur attentif, et à l’écoute cette fois de la plainte de la femme, cet homme nu qui marche avec cette flamme dans les mains, en avant, le vent, la nudité. Corps masculin de nudité première. Quelle fragilité que cette chair sur ces os marchant dans le cru des éléments, la main agrippée à la crinière de son cheval ! Et cet arc ! Ces flèches pour nul gibier !
Et cet enfant nu dans une fourrure posée à même la glace, le froid, qui regarde la caméra ! Il jubile d’un mouvement joyeux du corps dans le froid. Regard sublime ! Ce petit bout nu de joie dans le froid du corps, le regard offert de ce petit bout de chair si chère, ce fut si jubilatoire ! Cet enfant de devant les yeux devint intérieur, s’éveillant de la cicatrice qui s’ouvre non sur une blessure, mais sur une bénédiction !
Lorsque l’homme nu débarque ensuite derrière l’enfant nu et roi de l’espace de glace, il apporte le Feu et proclame fièrement le mariage du feu et de la glace pour la plus grande jubilation éternelle de l’enfant spectateur que je suis alors. Oui, oui, oui ! Alors les yeux au regard du cœur qui dit oui au corps nu qui frissonne devant lui et entonne de ses pas spacieux dans l’espace du crépuscule ou de l’aube la dernière scène, avec son sublime travelling avant, arrière… entre l’homme nu et la femme. baignant tous deux dans le rose orangé du soleil, à l’arrière plan. L’homme et son épée, qu’il brandit face au soleil. Les roches noires tout autour. Penchée vers lui, la femme assise au dessus qui recueille la semence du geste de l’homme en offrande de son épée tous deux baignant dans le rose orangé du soleil, à l’arrière plan. Puis il finit pas lui donner l’épée et s’enfoncer jusqu’à devenir invisible dans le noir d’une grotte. Le noir silence. La femme, l’épée baignée du soleil, le poème de la face…
Comblé par cette attention non distraite, j’ai vu et éprouvé l’incompréhension joyeuse d’une cicatrice qui s’est ouverte sur la beauté et la bonté d’être soi, là, simplement rassemblé et attentif. Quand le cinématographe est dans le cru et le nu de cette intention, il infuse et oblige à toucher en soi la blessure de tout spectateur en manque d’attention profonde à soi. La relation à l’œuvre d’art qui porte et déploie cela est pur émerveillement en joie. Les critiques appellent cela du « cinéma expérimental ». Ils ont tort ! C’est tout simplement le geste de guérison offert à nos cicatrices intérieures en manque de cela ! C’est le sacré du spectateur. Il nous faut marcher ainsi immobile, car rarissime est ce geste ! Un geste que j’éprouve aussi dans certains films de Carlos Reygadas comme Lumière silencieuse par exemple. Ou encore « Gerry » de Gus van Sant. J’attends d’ailleurs le dernier film de Reygadas : Post Tenebras Lux que les critiques descendent unanimement. Mais quand les critiques se liguent ainsi contre un film, c’est qu’il y là quelque chose qu’ils ne peuvent recevoir et qu’ils rejettent. Quelle blessure ! La critique « cinéma » n’apprécie pas le geste cinématographique. En général !
A ce propos, je veux justement pour terminer exprimer ici ce que l’art cinématographique comporte selon moi de spécifique au regard des autres médiums artistiques, et que La cicatrice intérieure de Philippe Garrel porte et génère à mon sens bien plus intimement que tous les films expérimentaux que j’ai vus jusqu’alors (ceux de Brakhage, Snow, Mekas, Anger, et de tant d’autres…). Ce qui est puissant en soi dans ce film, c’est l’équilibre de la composition entre la figuration des corps et des paysages pensée aux confins du seul regard et de l’écoute de ce mouvement global qu’est l’existence phénoménale. Il y a là un rythme, un nombre d’or de la composition qui se dégage au point de pâmoison. De fait, à partir d’un désir narratif à peine esquissé, il y a les formes pour les perceptions, et les perceptions se renversant dans l’a-perceptif. En d’autres termes Philippe Garrel maintient les formes telles que nos perceptions (illusoires ?!) croient qu’elles sont et, partant de là, il pose sa caméra et trace des trajectoires du regard et de l’écoute. Ces trajectoires sont si nettes, si « tracées », si je puis dire, dans la durée infinie de l’écoulement, que le temps de la pensée, du psychologique, s’évanouit. Il y a là pour nous un très rare équilibre symbiotique des deux domaines d’expression plastique d’un plan (ce que l’on appelle plus couramment le « figuratif » et « l’abstrait »). Au plus près de comment nous fictionnons la « réalité des formes » par nos pensées de perceptions, cette nudité du dispositif cinématographique permet l’opération d’ouverture et de déchirement de mon dispositif psychophysiologique dispersé et dispersant mon instant d’être-là, toujours là. C’est l’aptitude du Philippe Garrel de cette époque, et dans ce film, à épouser le voir et l’écoute dans un seul geste, sans chercher la subjectivité du journal des perceptions discontinues, comme chez certains réalisateurs célèbres du cinéma expérimental tels Stan Brakhage ou Jonas Mékas, ni à enrober son propos d’une intrigue narrative telle qu’il le fera dans toute la suite de son œuvre, ou encore comme le font les films les plus éloquents de Bresson ou de Godard.
Cet entre-deux est pour moi la ligne de pratique la plus performative pour celui qui vit l’expérience de « faire un film », comme pour le spectateur. A chaque fois qu’il y a cette naïveté du mouvement des formes, de la forme, surgit l’intime qui abolit instantanément l’expérience cinématographique en ce qu’elle pourrait nous désirer « otages » de la tragédie du temps.
L’image-mouvement est alors seule, nue dans sa sonorité soufflante, dépouillée de l’armure de la pensée : de l’image-temps précisément. D’où ce que je nomme le « Mouvant » qui est l’écoulé d’une durée sans temps dans laquelle nous nous découvrons immobilité-dans-le-mouvement, sans lien avec aucun registre conceptuel. Nous sommes alors dans l’en-deça de la pensée. Ainsi, là où Gilles Deleuze, et toute la critique dans son sillage, évoquent avec lui ces films « qui donnent à penser », je propose un examen attentif capable de nous faire reconsidérer radicalement ce lieu-commun d’une philosophie évanouie dans son sommeil conceptuel, lieu commun qui coule apparemment de soi mais qui, selon mon expérience et mon étude, est complètement faux. Comme dans nos moments d’excès à travers la jouissance érotique par exemple, nous touchons dans l’expérience artistique à un tel degré, et à une telle qualité de détente, voire à une dissipation continue de la pensée, que nous commençons à pouvoir réaliser combien c’est justement le « trop de penser » qui nous fait souffrir à chaque instant, au point de nous faire rechercher sans cesse tous les moyens possibles susceptibles de favoriser cette « trouée », mais sans en être réellement ce que nous appelons « conscients ».
L’image-mouvement de ce film est si allégée des données psychologiques explicites entre des corps, si tendue dans le Regard-mouvement qui voyage d’un point à l’autre de l’espace, que toutes les traces de la mémoire référées à l’histoire de la peinture ou de la mythologie à laquelle la pensée peut associer ces deux figures de l’homme et de la femme, que je fus léger de toute analyse ou désir de comprendre, pour n’éprouver de « moi » que l’innocence d’une attention affranchie de la mémoire contemplant la naissance du mouvement de l’espace de soi favorisée par ce dispositif cinématographique dans la saveur de son simple mouvoir. Cette attention au mouvement pur des figures est une bénédiction que l’acte cinématographique nous offre comme rarement. J’ai également pu éprouver cela lors de certaines mises-en-scène de Claude Régy qui, malgré la psychologie et le jeu de la mémoire des figures dans ses pièces, par la lenteur des corps en déplacement et une certaine « neutralité » dans le dire du texte, en vient à ce qu’il n’y a plus que cette suspension hors du réactif et des habitudes du temps de la pensée à travers des corps agités. J’ai éprouvé cela aussi dans une immense concentration à la limite du vertige devant certains tableaux d’Aurélie Nemours et son aventure du tracé au millimètre… J’ai radicalisé ce geste dans le plan-séquence des 27 minutes des Fragments de l’humanité III (en hommage à Aurélie Nemours) où j’ai parcouru l’espace d’une maison laissant les traces d’une scène de sexe et donc de conflit entre une homme et une femme. Ce Regard-Caméra à la prise de vue fut la lenteur la plus extrême possible pour mon corps au point que le spectateur ne voit pas se déplacer, ou si peu, la caméra dans l’espace que nous découvrons. J’expérimentais là l’immobilité dans le mouvant à un point de concentration tel lors de la « prise de vue » que je réalisais l’essence de ce que j’intuitais du possible de soi dans la pratique cinématographique. De la réalisation de mes films à la situation d’être spectateur de La cicatrice intérieure de Philippe Garrel par exemple, c’est dans cette immersion par l’invitation de l’image-mouvement pure que je m’éprouve le plus intensément au cœur de ma saveur d’être.
En guise de dernière conclusion, il me faut dire qu’il y a également pour moi l’autre versant, tout aussi puissant, mais autrement – que je développerai ailleurs -. C’est l’art sublime de l’image-temps chez Andreï Tarkovski, notamment dans Le miroir. Avec les films de Tarkovski, nous plongeons dans la mémoire, « le temps scellé » dans son mouvement complexe de mise-en-scène et de durée du plan au point d’entrer dans le labyrinthe de notre complexité psychologique comme jamais, d’en découvrir les strates, les niveaux jusqu’à ce noyau de nostalgie des êtres et des figures qui essaient de s’en délivrer. Se délivrer de l’image-temps pour une image du pur mouvement, jusqu’à l’émerveillement de la danse des grains de la pellicule excités par les photons de la lumière, voilà les deux pôles de ma pratique et de mon goût actif de spectateur pur l’art cinématographique.
aurélien réal