Un jour est égal à tous les jours
le cinématographe de la traversée du temps
d'aurélien réal, 2004
Lecteurs-spectateurs-acteurs, vous qui venez sur le tournage de l’impensable, en direct de votre résistance et de votre attirance, soyez les bien- venus ! A travers ce cinéma sur papier qu’est l’effondrement du temps, comme à travers cette bande-film d’Un Jour est égal à tous les jours, vous êtes invités à vous laisser impliquer dans l’expérience-qui-est-nous du Je-sans-concept. Avec nous, dans la Vie de l’Œil-Écoute-Caméra, vous êtes cette matière d’esprit que les œuvres contagionnent, investissent, pénètrent… et une œuvre d’art est dangereuse pour le quotidien des machines humaines, elle témoigne d’une joie de solitude où tout couplage du désir s’effondre nécessairement !
Il s’agit de nous-vous conduire dans l’accélérateur de particules humaines qu’offre le plateau de tournage pour l’Œil-Caméra ! Scientifiques des états nous sommes, des états cinématographiques de la psyché-physique ! Pour cela, notre microscope c’est la caméra ! Une science expérimentale du passage des limites de la finitude au hors-jeu de la machine psycho-physique de base (dont s’occupent très bien les sciences dites « dures », qui réduisent abusivement l’homme à ce bocal bio-chimique de la pensée des états ). Pour nous, si cette notion de « science » a cours actuellement et joue à faire autorité, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une science du sommeil et de l’élaboration techniciste de la nuit tragique d’un Œdipe à l’accusatif !
Alors que nous construisons des fusées et satellites pour mener l’odyssée de l’espace, c’est en laissant l’impensable pénétration nous visionner par le médium cinématographique que nous explorons, plan par plan, comment fonctionne et fictionne la machine de finitude psycho-physique que l’on nomme « l’humain ». De ce fait, l’art cinématographique de Vision ne peut faire aucun compromis avec le commerce. C’est un moyen technique opératif de découverte et de traversée de l’espace/ temps psycho-physique, un art de se disparaître à travers le trou du réel impensable de l’instant.
Seul ce qui est réel ne peut être menacé ou corruptible, sans quoi la machine mentale est machine de destruction massive. Ainsi en est-il de la mondialisation qui montre de plus en plus son vrai visage, monstre ou minotaure à la solde de la raison irrationnelle à l’accusatif. La Tragédie de la Terre doit se retourner dans nos yeux orbités au « hasard » pour s’ouvrir à la nécessité de la Vision pénétrant les circuits informatiques de la mémoire/taupe du complexe d’Oedipe – complexe dont nous récusons la mise en imposition de lecture freudienne, comme toute autre théorie mentale qui resterait en deçà de la Vision de « l’angle mort » sur lequel s’appuie tout discours pensant le tragique télévisuel.
Si épuisés que nous soyons de cette impasse humaine, nous couchons sur le papier-pellicule (maintenant sur cartes numériques) les « verticales de l’été » des états qui bouleversent les structures de l’exploitation industrielle de notre « temps de cerveau disponible » et pulvérisent l’enchaînement des séquences fatales de la Tragédie terrestre en cours. En ce sens, le papier/pellicule (ou la carte numérique) n’est pas utilisé comme support des traces de la mémoire, mais à l’inverse, comme support des traces de la perte du contrôle de la pensée- mémoire ! L’intuition cré-actrice enflamme les broussailles de la pensée jusqu’à l’incandescence de nos cerveaux et le grillage des circuits de couplage des machines désirantes ! L’espace de l’art advient par le rituel scientifique de nos pratiques, dont les preuves sans preuves résident dans le rendu des divers états du processus de retournement radical du regard en rupture avec tout le connu !
C’est ainsi que la poësis cinématographique se fait ici l’art rigoureux d’y voir clair dans la nuit noire des histoires du désir. Elle requiert un autre genre « d’épochè phénoménologique » : une mise entre parenthèses de toute approche mentale du phénomène ciné-télévisuel, avant même de mettre l’Œil à la caméra. Pour cela nous allons recourir, comme pour toute pratique concentrée dans nos vies, à ce qui caractérise l’art… nous allons recourir au rituel pour opérer une incision dans la ritournelle des habitudes de vivre. Ritournelles qui nous obsèdent au point de nous rendre fous !…
L’art cinématographique nous convie à la magie exorcisante du quotidien comme ritournelle du temps de nos histoires mortelles dans l’espace de la trame du monde.
La peinture et la photographie sont aussi nos modes, nos filières de pratiques et nos rituels de mise-en-scène pour favoriser l’Œil-Écoute… Car le quotidien de nos vies reste si étranger à ces états de dé-passement, que nous sommes dans la nécessité de faire usage de différentes prothèses techniques pour accélérer le rythme du souffle de la vision par le rituel de « tournage » pictural, photographique, littéraire, cinématographique, etc… Il y a dans la littérature et les arts quelque chose de spécifique qui requiert un engagement si intégral, si absorbant…, au même titre que l’érotisme et la sexualité, qui sont aussi des moyens techniques pour intensifier le feu de la pénétration pour la transe de jouissance… l’Ouvert à l’extase hors des trois extases temporelles du mental — Que se joue-t-il là en fait ?
Donner son attention par le moyen d’un acte artistique ouvre autrement l’espace-temps de notre sensitivité au jaillissement inattendu de l’instant créateur. Cet instant conjure la conjugaison des temps de la pensée suspendue dans le trou à son irréalité – irréalité prise pour la réalité par la majorité du genre humain. Mais « l’artiste », au sens où nous entendons ce mot, infirme cette loi générale ! Du moins les artistes que nous sommes, en passe de nous laisser percer, perforer, pénétrer…
La « réalisation » du film Un jour est égal à tous les jours irrigue la cinécriture de l’impansable en train de se tourner par nos vies désemparées, pénétrées, retournées dans le silence dé-tournant, littéralement et dans tous les arts, et en obéissance de contact avec l’intelligence des états de la vie dans tous les modes possibles des écritures-caméra aptes à sus-pendre le ronron infernal de la pensée-quotidien.
Quelle est l’intention d’Un jour est égal à tous les jours ? C’est la traversée de l’espace-temps. Ni plus ni moins! L’idéo-forme qui meut le pratiquant conscient de ce qu’est et de ce que peut le cinématographe, c’est de pénétrer comment la vie est réellement structurée dans son espace-temps, selon son expérience directe de tournage, et non selon les autorités du passé ou contemporaines.
Cette intention cinématographique veut aussi perforer et traverser Hollywood en essence avec les moyens du numérique, pour que cette pratique devienne un art d’exploration neuve et non une industrie du rêve. Retourner la Matrix intégrale des films produits par le Hollywood mental dans un art de la trouée, de la traversée, de la pénétration par la Vision cathartique du tragique : voilà notre propos.
C’est à partir de la vision synoptique et supra-intellectuelle de l’idéo- forme que chaque plan sera porteur d’un segment mouvant de son déploiement, afin que tous les segments de la ligne ondulante de l’image et du son soient au rendez-vous de cette vision qui précède le tournage. Le contact avec l’idéo- forme de la traversée du temps est avant tout éprouvé comme la saveur de vision par identité d’une architecture faite de matière subtile à déplier à travers chaque plan.
A partir de là, il s’agit d’initialiser un voyage pénétrant dans l’espace- temps de la narration, de l’histoire, jusqu’au mécanisme générique qui la fabrique, en explorant de façon improvisée, sans programme ni préparation de tournage – se lancer dans un film comme se lance un musicien de jazz avec cette seule idée-force.
En cela, il ne s’agit pas tant de raconter une histoire que de mettre en scène la texture narrative de toutes les histoires humaines. Et qu’est-ce que cette texture, cette trame originaire, si ce n’est le désir apparemment « éternel » entre un homme et une femme ? L’histoire de l’espace-temps de notre mémoire oedipienne nous vit ainsi structurellement dans et par ce « désir-de-l’autre ».
Mais l’homme archétypique dont il va s’agir ici, s’il est d’une certaine manière « in-sensé », apparemment dénué d’un certain « sens commun », n’a pourtant pas eu d’accident grave qui aurait provoqué une perte de mémoire traumatique. Il ne cherche même pas à enquêter sur qui il était, ou qui il aurait été, comme dans les scénarios hollywoodiens de ces dernières années. Quant à la femme ici, elle est l’archétype du désir universel – qu’il soit masculin ou féminin – qui se conjugue au temps d’une ambivalence et d’une angoisse permanentes. Cette femme, archétype oedipien de la tragédie du temps, nie la puissance de l’instant. Et elle va rencontrer un homme qui incarne l’archétype de l’instant créateur, et qui, par sa simple présence, nie le temps. Quand l’instant créateur rencontre le temps…
Un jour est égal à tous les jours convoque ainsi l’impossible même dans le scénario. Oui, il s’agit par là de mettre en fiction le mouvement même de cessation de la fiction, de donner à voir la mouvementation choquante de l’instant créateur hors temps rencontrant le temps, la mémoire et l’angoisse… La transgression même ! Mais comment faire autrement si l’idéo-forme consiste ici à traverser rien moins que toute l’histoire du cinéma de nos vies ? Il s’agit de se donner les moyens rigoureux de la mise en scène d’une idéo-forme de très haute exigence, de la même façon que l’on construit rigoureusement, étape par étape, une fusée pour aller sur la lune. Ici le synopsis nous impose d’envisager ce à quoi se refuse toute la pensée: l’INSTANT, LE PRÉSENT. La gageure est là ! Mettre en scène la Vie-du-Vide dans une forme comme un principe susceptible d’être rendu sensible, et de contre-dire par là le consensus général de nos philosophies, nos sciences, nos religions mentales, trop mentales…
Un jour est égal à tous les jours se tourne donc non avec un scénario, mais avec un synopsis de contact, c’est-à-dire une vision générale de l’intention du film, à déployer par un processus de représentation qui trouvera ou non sa réalisation dans la matérialité du « concret ».
Cela implique que le pratiquant réalisateur soit lui-même cette vision générale de l’idée-force, ou idéo-forme, c’est-à-dire ce monogramme synthétique a priori qui précède tout le processus de tournage. L’idéo-forme est le germe suprasensible qui, par le processus d’accouchement spontané de la mise en scène, naîtra progressivement dans le sensible du plus dense de ce que nous nommons « matière ».
Pour laisser s’accomplir cette idéo-forme, il est nécessaire de mettre en place cette procédure méthodique qu’est le rituel du plateau de tournage, afin de favoriser l’atmosphère de l’expérience à travers le plan d’une séquence et son cadrage (angles des «prise-de-vue», choix des objectifs, réglages caméra, conditions d’éclairage, etc.).
A partir de là, chaque plan prendra pour point de départ la saveur de sa propre idéo-forme, prélude à son propre processus de tournage, c’est-à-dire de formation comme condensation sensible. Chaque plan = une idéoforme spécifique de l’idéoforme d’ensemble d’un film.
Pratique du plan : de quoi s’agit-il ?
C’est le plan, l’installation dans le segment qui est décisif. Toute la réussite d’un film réside dans la qualité d’attention du tournage du plan. Ce sont des segments du film qui font le film ; des bouts de qualité, d’intensité… Mais c’est avant tout l’attention d’être-là, présent dans l’Œil du corps de la Vision qui tient la veille sur ce qui est à visionner. Car il s’agit bien d’une expérience, d’une exploration de ce que nous vivons dans les états-multiples de notre psycho-biologie. Le plan, c’est une loupe, un concentré, un prisme de condensation d’espace-temps. Et le fait que le regard cinématographique opère dans le mouvement, et en tant que tel, implique un genre d’immersion créatrice toute spécifique à cet art. C’est une pénétration de la texture visuelle et sonore du monde même, de notre monde, le monde de la Vue dans nos yeux…
Pour cela, il est indispensable de favoriser dans toute l’équipe de tournage l’atmosphère du silence-moteur de l’imp(a)nsable, afin que chaque aspect du plan soit intentionnellement dans l’attention de l’Œil-instant, et que le mouvement-caméra soit simultané avec ce-qui-fait le plan de la scène à enregistrer.
Comment s’opère le processus de tournage d’un plan ?
Mettre au feu les thèses et les films de tout l’héritage physico-mental n’est pas aisé. Il n’y a pas de partition à re-produire ! C’est dans l’éclair de son improvisation à chaque instant que s’effectue le mouvement voyant de l’I- magination créatrice : en laissant l’instant de l’intelligence du processus opérer spontanément dans le sensible même qui apparemment s’y oppose ! Car vouloir traverser l’espace/temps du monde c’est bien se heurter en soi avec son équipe-monde à la résistance même de cette traversée, de ce tournage de passage ! Tout est déjà informé dans l’instant et comme instant !
C’est pourquoi le regard, éprouvant dans l’instant de son contact avec l’idée-force d’un plan tout ce qui fait le refus de l’accouchement de ce plan, est le processus même de ce schématisme non-mental ! C’est la traversée-en-vision des couches de représentation déjà mémorisées qui désirent imposer subconsciemment un scénario pensant, alors que l’instant est inconnu. Mais le temps et l’espace sont si fermement impliqués dans l’expérience d’un acte créateur quel qu’il soit, en l’occurrence ici d’une tournage, qu’il ne reste, semble-t-il, pas de place pour proposer ce qui infirme, invalide radicalement toutes les façons qu’a la pensée de monter ses films, c’est-à-dire de désirer faire un plan… Passer du schématisme mental au schématisme non-mental est une telle révolution que cela ressemble analogiquement au passage de la physique newtonnienne à la physique einsteinienne !…
Notre rituel prend donc très fortement en compte tout-ce-qui-se-refuse sur le plateau d’accélération des états psychiques pour la Vision. Il s’agit effectivement de voir au ralenti (paradoxe!) l’accélération des états de résistance de la mémoire-matière mentale, de se lover au cœur du processus de pénétration voyante des strates de partition déjà scénarisées et imposées par la raison pensante, afin d’improviser au contact de cette résistance, sans autre moteur que l’éclair intuitif de l’idéo-forme « sup-versive » !
Dans le cinéma mental de nos vies, nous sommes déjà écrits selon un déterminisme, non pas d’un temps « extérieur » à « moi », mais d’un moi s’écrivant lui-même temps-monde, car je suis seul à faire exister le temps du monde de moi. En effet, comment connaître quelque chose que « je » ne peux re-connaître ? Le penseur est la chose pensée, l’observateur la chose observée. Ce que je perçois je le conçois… Ainsi opérer le film du temps mental du monde par le doute farouche. Y faire intervenir la césure dans la certitude des modalités de l’espace-temps linéaire. Temps/Espace newtonien, einsteinien ? Quoi ? Qui ?
Dans cette perspective audacieuse, la préparation du plan est d’une telle intensité d’attention pour ces quelques secondes ou minutes de prise, de shoot…, que toute l’équipe est mobilisée à l’extrême de l’attention dans le « Silence moteur » ! Ce qui implique la pratique régulière d’une grammaire de l’attention, aussi bien pour les techniciens que pour les « actants », et autant pour ce qui concerne les modalités d’élocution que celles des gestes et des postures diverses.
En tant que réalisateur, la pratique du plan requiert une mobilisation de toute mon attention, car cela confère une densité de découverte d’inconnu telle qu’il faut y risquer sa propre vie. Se donner au plan, c’est ce que demande pour lui-même et pour toute son équipe l’apprenti metteur en scène du film. D’autant qu’il s’agit là de se lancer dans le défi de desceller le temps/espace, de réaliser par et dans le film ce qu’est ou n’est pas le temps/espace et de découvrir si le présent, l’instant, peut émerger malgré le désir temporel général….
Pour ce qui concerne les actants, ou les « pâtes à modeler » du plan, il est indispensable de demander dès le départ à chaque actant d’être le plus vierge, le plus blanc, le plus présent dans chaque plan à la magie inconnue de la puissance de l’instant : comme une pâte où rien ne s’est encore inscrit ni ne s’inscrit.
Ainsi, pour toute une équipe de tournage, le rituel du plan se révèle être un art de l’improvisation basée sur une discipline d’attention intensive à l’intensité de l’instant.
Le cadre de l’Œil-Écoute-Caméra est aussile lieu d’une exigence d’attention maximum; car cet outil du rituel permet la concentration de l’arrêt et du stop de la machine textuelle du scénario tragique dont nous sommes les automates traumatiques. Il faut impérativement ralentir les travaux ! Ralentir la vitesse de réaction afin de l’offrir à la vitesse de l’action pénétrante. Ce rapport à la vitesse de mouvement est décisif pour le tournage afin de ré-orienter les particules de la diversion dans la dynamique de la Vision. Il y a là une confrontation, une guerre des modes d’actualité, mais c’est possible ! Et le rituel cinématographique nous en donne les moyens. Il en va de même pour toute pratique concentrée de l’improvisation à l’égard de toute forme de partition pressante déjà écrite, et précisément à dés-écrire par la puissance instante de la Vision même – sinon, le scénario ne serait à jamais qu’une modification superficielle du programme fondamental de la mémoire-matière, qui ne fait que jouer la pseudo-science de son déjà-là pour mieux garder sauve une raison déjà folle… Rationalisme et irrationalisme sont pour nous en effet les deux mamelles du nihilisme de la folie d’excès du refus de son impensable en Acte, toujours ! Le « fou » est toujours « rationnel » dans ses rituels et sa logique ! Notre art du tournage est donc un art de confrontation attentive à ce noyau dur de refus du trou minant l’intégralité de l’appareil psychique, pour décisivement le pénétrer. Voilà pourquoi ta vie est d’avance égale à tous les jours sur notre plateau de tournage où tu es lentement vu en accéléré de ta résistance, et non représenté, comme dans la soi-disant « téléréalité » qui ne ralentit jamais la mécanicité de tes allures machiniques !
A partir du moment où la caméra est trouvée dans son angle de regard, entrent en jeu le mouvement de l’appareil et de ceux et celles qui en ont la responsabilité. Mais surtout la lumière ! La lumière qui ouvre les objets et les corps humains dans le décor à leur présence-là, maintenant ! Le maintenant, ici, du plan est l’axiome d’évidence. Il faut être là et nulle part ailleurs. S’immerger dans ce qui est là. Et, par la caméra, capter la luminosité de la lumière, sa densité, ses couleurs dans les formes. Donner la picturalité des états du plan. Car un plan, ce sont des états de luminescence charnelle dans la lumière. De la lumière, de son réglage, son orientation, son contraste… dépend la donnée de transmission des états du temps dans le plan. Chaque plan demande une science d’observation poussée en soi au plus intime.
Ainsi le plan est cette goutte de rosée à recueillir, pour laquelle il faut plonger tout entier le regard en notre texture. Dans cette perspective, il faut abandonner toute notion d’un style uniforme et prédéterminé, ne pas être monolithique, monoplan, monostyle : bref, abandonner autant que possible la « mono-forme ». Car la majorité des cinéastes comme des romanciers ou artistes en général ne laissent vibrer dans leurs œuvres qu’un seul rapport de vitesse dans le montage de la phrase, la composition de la toile, la création du plan, etc… Cet automatisme – peut-être bien inconscient – fabrique une fausse unité de regard ou de pensée qui imprime une artificialité monocorde, mono-image, mono… quand la vie est variation perpétuelle de vitesses dans les styles et les genres! Le cloisonnement généralisé dans le style dénote une frigidité chronique des créateurs pensants ! Une incapacité tragique de s’exposer à l’insécurité de l’improvisation du mouvant dans les images de notre cerveau, du cerveau lui-même en tant que support technique du flux textuel de notre destin. Il est pour nous impératif que le plan soit dans l’œil du mouvant, attestant aussi directement que possible de la fluence constitutive des états du flux de nous ; impératif de sortir de la représentation sclérosée de ce qui doit être a priori selon ce que la pensée, dite « professionnelle », sait déjà vouloir faire, malgré son désir de produire de l’originalité…
Pour Un jour est égal à tous les jours, le plan s’est improvisé dans un appartement, dans la rue, dans un café… et cela, sans aucune autorisation officielle préalable, comme c’est la règle dans tout le cinéma commercial. Ici, une équipe qui se prête à tous les postes de tournage pour éprouver toutes les composantes de l’Acte qui fait le plan. Une fois que le lieu s’impose dans l’improvisation – par « magie synchronique » qui s’orchestre dans le temps d’errance préparatoire de l’écriture – il ne reste plus à l’équipe qu’à se laisser faire par le metteur en scène – telles des pâtes-à-modeler… afin que l’impensable les traverse pour donner forme à l’intention. Et l’exigence créative vient du non-savoir du metteur en scène, ce dernier juste mû par la saveur de l’idéoforme en instance de s’actualiser.
Que l’on soit devant ou derrière la caméra, s’impose alors l’instant de la prise qui requiert l’extrême vigilance ! — Le « presque-rien-presque-tout » est au cœur de tout rituel, une atmosphère de décoction est à l’œuvre dans l’intensité créatrice. Le rituel technologique nous conduit au seuil du sceau – apparemment scellé – du temps mouvant de l’espace. Introduits en tant qu’image-mouvement dans le plan fixe ou mouvant de la caméra de l’Oeil- Écoute, nous nous sentons corps sensitifs de l’attention, traversés-traversants d’intentionnalité par les choses en la chair du monde. Ainsi la pratique cinématographique ne consiste pas tant à créditer la « mort dans l’œil » qu’à laisser l’Œil-Écoute accoucher chaque fois l’aube virginale d’un jour qui nous fait naître neufs à ce qui se vit, sublimement ! (extra)-ordinairement, toujours ! La pratique devient une pratique de libération, de « déclosion » méta- (et-) physique du ronron moteur des yeux habitués à faire semblant de jouer dans un film. Le rituel cinématographique se fait plongeon dans le plan de « trans- immanence ». L’impensable Trou de l’Œil nous vibre Vus-Vivants !
Ici, l’homme et la femme sont les deux vecteurs du temps et de l’instant dans l’éprouvette du plan. Qu’est-ce que le désir de mémoire en rétention/protention, comment ça fonctionne ? Quels sont les sensations de vitesse de picturalité de la lumière des états du désir de la pensée dans ses strates cinématographiques ? Images et sons, telles des nappes, des couches d’une archéologie de la dis-traction. Faire que le plan et tous les plans du film donnent à voir et à entendre ce « comment ça pense », « comment ça se raconte », comment est stratifié le flux de la mémoire du désir. Comment notre machine désirante s’écrit à l’imparfait du « grand » roman comme du « roman noir » de toute l’histoire du film humain… Décoller les yeux du temps, tirer sur les fils de la cicatrice ensanglantée de nos yeux aveuglés par la nuit rougie de l’architraum, notre blessure originaire qui voudrait se ?… re faire – dans la nuit ! – plaisir au grand drame de la venue du déplaisir ! Pénétrer le ciné-roman, la série noire de la réitération réifiante du « passage du désir »… roman toujours trouble, sur fond de meurtre… Pénétrer cette inscription de toutes les histoires demande de ralentir la vitesse réactive de l’enchaînement des plans tournés/montés qui ne sont jamais VUS comme tels. La Vision n’entre pas le moins du monde dans les scénarios industrialisés !
Le plan s’enfonce maintenant dans l’extrême attention du ralentissement. Mettre tout en place pour que l’expérience s’étire avec le concours de tout ce qui participe. Ouvrir le champ de notre être-là à ce qui se refuse, ne veut pas de la lenteur du mouvant: c’est cela l’accélération paradoxale des particules psychiques ! L’accélération de la vitesse de la vision se produit par la densité de ralentissement de l’attention sans pensée. Partir de l’Oeil qui est là, agissant, VIBRANT, voyant et éprouvant par toute ma sensation de vie en corps, comme immobile, peut-être l’immobile regard au mouvement. De cette immobilité à nous couper le souffle, plonger dans le souffle du flux des images dans-devant mes yeux : le monde, l’ensemble de tous les autres vivant avec moi dans l’espace et l’espèce de mon regard.Y déceler le texte qui désirerait l’écrire tel que la mémoire l’a déjà pensé, prévu, déjà vécu. Alors, immobile, recueillir les gestes du vivant, de la lumière, la voir se conjuguer en rétention/protention déjà inscrite, désireuse de se projeter. Au contact de cette tendance automatique à la narration des histoires, et par l’extrême « ralentir travaux », pénétrer le texte implicitement, « inconsciemment » con-venu par tous sur le plateau ; sur le point-ligne-plan, aller à contretemps, à contre-image, à contre-mot, voilà le viatique qui s’impose dans le flux impensable du silence qui nous tourne jusqu’à l’épuisement, la syncope, l’exténuation de tout le plan dans le blanc. Le plan émerge de la clarté ennuitée ou boréale des formes émanant de la qualité de lumière.
Dans son angle fixe, la caméra cadre tout d’abord l’homme en plongée dans le lit, le matin, au moment où son corps se réveille dans la chambre. Tels sont les signes à disposer dans le cadre pour cadrer, rendre à l’instant cadré la vision pénétrante de l’attention dans sa visée d’objets. La lumière matinale s’invite par la fenêtre et éclaire l’homme par la droite. La caméra est vision suspendue du dessus, afin que ce surplomb de l’œil nous plonge dans la vision d’ensemble, vision rare dans notre vie quotidienne. Se voir d’au-dessus, c’est ouvrir le regard et la sensation de soi-dedans au Regard qui voit partout et nulle part et qui, par la vastitude de son champ, prend ce qui regarde dans son regard et s’éveille à la vie… :
D’où nous éveillons-nous ? Des rêves ? De l’absence de rêves ? De la nuit ? De la blancheur ?
Ainsi se pose dès le premier plan l’équation d’où voir. L’instant du tournage du plan nous laisse dans la lenteur et la suspension de l’émergence du mouvement d’un corps en planche, immobile. Sur le drap blanc, la page blanche, le corps est le signifiant. Ses signes et ses gestes sont le mouvoir du plan à travers la lumière de l’air en particules picturalisées. Le photon est ici particule d’écriture dans et par la chair ou le blanc du drap. L’œil, au-dessus, c’est le stylo sur la page. Verticale horizontalité de l’écriture, horizontalité verticalisante du plan. Une intention d’espace où il n’est pas question du seul transcendant d’un côté et du corps d’immanence de l’autre, mais de la profondeur du vivre dans la pâte photonique de sa lumière rendue par la picturalisation du plan, au montage. Dès le premier plan, traduire la Vision de la page blanche de-venant, au réveil, forme-matière de l’homme à l’image, non comme métaphore, mais immédiate expression de l’idéoforme.
Ralentir le mouvement du temps des états, accéder au bouclier du temps, l’ouvrir et s’engouffrer avec l’Œil-Caméra-au-point dans les méandres de la « réalité-fiction », voilà l’aventure ! Faire de la séquence de nos vies au quotidien un étirement asymptotique jusqu’à ce ralenti extrême du plan- séquence mis en place pour l’éveil et la saveur de l’Œil dans les yeux voyant la texture du temps à l’œuvre dans le mouvement, voilà la saveur ! Dans le plan- séquence1 de la caméra-immobile ou du mouvement lent, cette permission d’entrer dans l’antre de la vitesse de réaction des trois « extases » temporelles : voilà le sublime délice !
Toute notre expérience se voit bouleversée par dépassement dans le recevoir du don inconcevable qu’est la magie du plan qui ne se sait plus. De la qualité de disponibilité de toute l’équipe de tournage, qui joue comme agent de rituel, dépend ce qui veut et peut se donner de l’idéoforme. Tout dépend de chaque actant et chaque technicien qui, déjà plus ou moins subconsciemment rétif à l’inconnu, résiste ou permet plus ou moins le jaillissement déflagrant du présent vivant ! En cela, chaque goutte du film est une dé-prise des attendus du « style », et bien au delà : une sortie hors de l’univers tragique de la force de formation mentale.
Les états psychiques de l’équipe, ses qualités, se libèrent du poids des habitus de la machine sociale, et rendent au moment sa saveur d’instant unique, sans avant ni après ; le seul plan, la seule scène où le multiple donne vie au plan dans le cadre de l’attention et non dans l’encadrement esthétique des impératifs aliénants de la « culture » et du commerce quotidien.
Indépendamment du projet de faire un film pour le vendre, quand tout s’est conjugué à l’exigence de l’Oeil-Écoute, le plan fait émerger l’INTENSITÉ- D’ÊTRE-AU-CŒUR-DU-MOUVEMENT, comme suspendu en tous ses points, ses aspects. Le souffle raréfié, en apné, dans le creux du cœur, s’ouvre alors au flux de ce sentiment de vastitude de la scène du monde dont nous nous découvrons tous ici les « actemporains » !
Réaliser cela, c’est réaliser phénoménologiquement comment l’idéoforme non-mentale prend forme matérielle, « se schématise » jusqu’à bousculer toutes les « valeurs » de la balance des blancs ! Cela nous convie à l’éclairage de la nuit des scènes quotidiennes de la tragédie humaine ordinaire, où se conjuguent
1 L’opérativité méditative du plan-séquence est rarement à l’honneur dans les films car celui-ci nous contraint à ne plus regarder en étant identifiés au mouvement des images, des personnages de notre reconnaissance psychologique où on s’oublie en oubliant que c’est un film. Cinéma et théâtre tournent vite le plan pour mieux faire fonctionner la machine d’identification au mouvement du temps de nos histoires ! – Catharsis zéro ! Tandis que la lenteur du plan-séquence nous force à voir la mécanicité de l’identification au film de la pensée sur l’écran des synapses réactionnées biochimiquement par la représentation. D’où les symptômes physiques dus à la « matérialisation » de la fiction figurative (ou dé-figurante !), qui ne conçoit pas la vie autrement que par le drame et le théâtre tragique du désir (énigme du Sphinx !).
fractalement les images-mouvements dans le prisme de l’image cristal, elle- même prise-en-vision dans l’Oeil-Caméra ouvrant.
Cette acmé du tournage méditatif est l’époché même de re-tournement du sceau apparemment scellé du temps des pensées de la matière-mémoire. Le rituel fait sauter le sceau !
L’intelligence spontanée de l’instant créateur nous pénètre alors en une surprenante défloration de l’hymen-sexe de la souffrance ; elle décalotte l’œil pinéal et nous introduit dans l’art de la diction scandée des plans cinématographiques, travellings avant/arrière, etc…, pénétrants/pénétrés : voici révélée la magie trans-formatrice de l’I-mage-Idée ! L’image-cristal mentale se métamorphose en l’image-diamant d’un fil de Vision non-mentale qui coupe instantanément le mur de la Matrix spatio-temporelle ! L’image-cristal s’ouvre alors à l’image-diamant qui la touille dans le sens tournant où les conjugaisons des temps sont blanchis à la lumière diamantine du silence-moteur ! Le prisme se retourne en diamant, sans le filtre mental qui voudrait faire mémoire de l’inconnu de la matière ! L’instant-diamant transperce le sceau du temps scellé des couches, des nappes d’énergie espace/temps jusqu’au comble de l’incendie où la texture des images et des sons donne le miel et la saveur de l’idéoforme transtemporelle ! L’instant contemplation, sans observateur ni chose observée ! Le blanchiment de l’image-son-cristal. L’image-diamant émerge et se révèle coupante, pénétrante, transperçante et ouvrante à la lumière silencieuse du plan de trans-immanence des images/sons du monde ! Le film devient un mouvement de la lumière dans l’immuable de l’Œil. Ou bien, autrement vu, l’Œil s’écrit déshabillé en photogrammes de lumière, nu dans ton corps quotidien !
Voilà pourquoi notre pratique cinématographique nous autorise à remettre en question les évidences phénoménologiques de l’espace/temps, les concepts de « matière » et de « mémoire », comme ceux « d’image-mouvement » et « d’image-temps » – ainsi que le concept génial « d’image-cristal » ! Un praticien et technicien de l’esprit cinématographique, au sens où nous venons d’en témoigner, se doit d’opérer une radicale critique de la représentation, aussi « pure » se désirerait-elle ! Pour nous, tourner c’est se retourner soi-même le doigt habituellement accusateur vers l’autre dans l’Œil en soi : voilà l’acte sacrificiel majeur ! Acte de sagesse s’il en est, qui ne convoque plus l’autre sur l’autel de la « violence et du sacré ». Comme toute « voie solitaire de l’homme », l’art est toujours et de toutes les façons possibles l’opération du sacrifice du « moi » sur l’autel de la Vision sans concept. Et bon nombre de cinéastes de génie tels Tarkovski, Sokourov, Bella Tar… n’auront jusqu’à ce jour pu se déprendre décisivement de cette « mort dans l’oeil » contre laquelle s’insurge Stéphane Zagdanski, et qui fait trop souvent, et presque systématiquement de leurs films l’âcre miroir de leur mémoire d’Œdipes traumatisés.
Quand bien même leurs chefs d’oeuvre languissent au bord du vide hors concept, ils n’en demeurent pas moins bagués, enfermés dans une nostalgie mortifère qui ne traverse pas la trame spatio-temporelle mais y reste collée, soit de façon religieuse comme dans Stalker ou Le sacrifice, etc., de Tarkovski, ou athée comme dans Mère et fils, etc., de Sokourov, ou comme dans Damnation, entre autres films de Bella Tar.
L’Amour est ce qui émerge quand est percée la trame du désir du temps. Cet amour n’a aucun manque et c’est de là que s’évanouit la machine-désirante, produit de la séparation et du manque d’AMOUR dont nous sommes tous et toutes nostalgiques.
Un jour est égal à tous les jours s’offre cette exploration inimaginable que la plupart des cinéastes, à la suite des philosophes et des écrivains, ont d’avance déclarée impossible, qu’ils ont d’avance clôturée, bouclée, comme par un étrange acharnement subconscient…
L’amour n’est pas désir, sous aucune forme et sous aucun régime, et l’amour est au cœur de la nostalgie du schizo qui nous marque (manque) ! La philosophie de Deleuze nous semble être celle d’une réitération-affirmation de la cage du temps en lutte contre l’expérience vivante de la Vision pénétrante. Pour nous, il n’est pas seulement question d’envisager un desserrement de la machine-désirante oedipienne : il est possible et nécessaire d’envisager un radical passer-outre… En fait, pas plus que la science, le réalisateur/penseur du cinéma mental n’entre en intelligence avec le cinéma du vivant. L’intelligence du mouvant de la vie commence quand la puissance de l’inconnu vous souffle, vous respire dans l’Oeil-Écoute, non dans la pensée.
L’expérience artistique, dans toutes ses filières, n’a rien d’un produit de la culture. Une œuvre d’art c’est « l’insensé » qui ouvre les espaces de la transgression de tous les codes. L’art en cela n’a pas de prix, car le prix se paye par «l’ébranlement» et la perte de «moi». Ainsi en est-il aussi pour le spectateur. L’art menace la somme de la culture, machine de récupération du flux impensable. L’œuvre pénètre dans la blessure originaire (l’architraum) et, dans le passage entre le sang et la nuit de la clôture tragique, la soigne de son fantasme de finitude. La phrase, ou le pinceau, ou le plan trempé dans le souffle de l’inconnu réinvestissent sans cesse la réitération de l’espace-temps jusqu’au mur de l’image et du son, là où l’Odyssée de l’espace se métamorphose en l’Odyssée de la traversée du temps, l’énigme de l’opération d’Oedipe face au mégalithe de l’imp(a)nsable, aux oracles des Sphinx, à l’os d’or – symboles qui interpellent l’aspirant au sacrifice des conjugaisons temporelles – et où la vitesse hyper-rapide/ hyper-lente, supra-lumineuse ouvre l’espace aux dimensions d’une autre forme en germe de la Vision créatrice…
Le non-savoir n’est pas pouvoir mais puissance libérée de la Joie : la Joie que peut infiniment un corps !
aurélien réal